JOURNEE DES AINES HOMMAGE AU PROFESSEUR NGINDU MUSHETE

Certains esprits possèdent une puissance naturelle de rayonnement. Dès la première rencontre, ils vous frappent par une sorte de richesse et de profondeur, de limpidité et de beauté de leur pensée qui suscite des sentiments d’enthousiasme, d’éblouissement,  d’émerveillement provoque admiration et contemplation et arrache  adhésion. Le Professeur Alphonse Ngindu Mushete, Ce théologien de la fondamentale, cet éminent théologien devant l’éternel, Ce maître qui a façonné, formé et formaté tout une génération de théologiens africains, moi en particulier en étant mon directeur de mémoire de graduat et de licence était un de ces esprits privilégiés. Il savait provoquer l’emballement, l’engouement. On se délectait devant les enseignements du maître et on buvait sa parole, on aimait fumer et humer cette science fraîche qu’il dispensait avec autant de maîtrise qu’il avait maîtrisé son bégayement.  

Dans cet exercice de présentation de sa figure, je voudrais évoquer tour à tour l’itinéraire de sa vie, les articulations majeures de sa pensée et le fier héritage qu’il lègue à l’école de Kinshasa en particulier et à la théologie africaine et contemporaine en général.

  1. Itinéraire de sa vie

Le professeur Alphonse Ngindu Mushete est né à Tshilumbu  dans le Kasaï Oriental en République Démocratique du Congo en 1937. Il a effectué ses humanités au Petit Séminaire de Kabwe de 1960-1965, et a  poursuivi ses études au Grand Séminaire de Mayidi où il  obtint  les certificats de philosophie et de théologie.

Au terme de ses études sacerdotales, il est ordonné prêtre pour le compte du diocèse de Mbuji-Mayi. Il est alors envoyé par son Evêque pour poursuivre ses études universitaires, successivement à Faculté de théologie de l’université Lovanium, à Louvain (Belgique)  et à La Sorbonne  (France) entre les années 1965-1973.C’est au cours de ces années qu’il bénéficiera de l’accompagnement des professeurs Roger Aubert et Emile Poulat. Il obtiendra un diplôme en Sciences sociales.

Après sa licence en 1968, il fut retenu assistant à la Faculté de théologie de l’Université Nationale du Zaïre. Et l’année d’après, il fut nommé Adjoint du Professeur Vincent Mulago qui fut Directeur du Centre d’Etudes des Religions africaines créé en 1966. Dès son retour au pays en 1973, il mena à terme ses recherches théologiques en soutenant une thèse brillante, remarquable et remarqué à la Faculté de Théologie Catholique de l’Université Nationale du Zaïre sous la direction de Mgr Tharcisse TSHIBANGU intitulée « Le problème de la connaissance religieuse d’après Lucien Labertonnière ». Après la soutenance de thèse qui le confirma parmi les théologiens de renom, il fut retenu professeur de Théologie fondamentale à la Faculté de Théologie catholique de Kinshasa jusqu’en 1989.

Le professeur Alphonse NGINDU Mushete a consacré une quarantaine d’années de sa vie à la recherche, à l’enseignement théologique entre autre à l’Université nationale du Zaïre, à la Faculté de Théologie Catholique de Kinshasa, à l’Université saint Augustin, à l’Institut saint Eugène de Mazenod. Plusieurs disciples sont sortis de son  prodigieux enseignement notamment,  Modeste Malu, Emmanuel Ntakarutimana, Sylvain Kalamba Nsapo, Ignace Ndongala, Eleuthère Kumbu, Athanase kapopwe,  Léonard Santedi.

Quand la décision fut prise en 1977 de réserver le poste de Secrétaire scientifique à un docteur, l’Abbé Ngindu fut chargé de cette fonction de 1977 à 1987.Il devint dès lors le rapporteur général des activités et notamment des colloques organisés par le CERA. Il jouait aussi un rôle clé dans la publication de la revue du centre, les Cahiers des Religions africaines, où il publia lui-même une dizaine d’articles à partir de 1968, dont une bibliographie concernant les Luba[1]. En 1981, pour les 25 ans de sacerdoce de l’Abbé Mulago, il fut l’éditeur du volume qui lui fut dédié sous le titre Combats pour un christianisme africain[2]. L’Abbé Mulago et l’Abbé Ngindu partageaient les mêmes idées concernant la nécessaire africanisation de la théologie et le même idéal de rigueur dans leur travail. Ils avaient l’un pour l’autre une grande estime, qui s’est manifestée à la mort de l’Abbé Mulago le 23 septembre 2012.

Lors du Synode extraordinaire des évêques de 1985, à l’occasion du 20e anniversaire de la clôture du Concile Vatican II, le Cardinal Malula se fit accompagner par l’Abbé Ngindu en qualité de théologien et les deux donnèrent ensemble une conférence sur ce synode le 23 décembre 1985 dans l’église de la paroisse St Joseph. L’année précédente, alors que le Cardinal Malula était président du SCEAM, Symposium des Conférences Episcopales d’Afrique et de Madagascar, l’Abbé Ngindu a été associé à la préparation de ce qui est devenu un document de référence de haute facture, L’Eglise et la promotion humaine en Afrique aujourd’hui[3]. L’Abbé Ngindu fut encore chargé par le Cardinal Malula, lors du Synode diocésain de Kinshasa de 1986-1988, de présenter le texte du Concile Vatican II sur les Eglises orientales.

Ses qualités reçurent une reconnaissance particulièrement significative en 1986, quand il devint membre du Comité de direction de la revue internationale Concilium. Il y publia en 1988 un article retentissant, puissament argumenté sur « La figure de Jésus dans la théologie africaine » (n° 216,

Outre sa vocation de professeur, il a eu un parcours riche en assumant de grandes responsabilités. De 1980 à 1989, il a été Secrétaire académique de la Faculté de théologie catholique de Kinshasa. En 1975, il fut nommé à la Conférence Episcopale du Zaïre, comme Secrétaire de la commission épiscopale de la doctrine de la foi. C’est pendant cette année  que fut publiée la déclaration des évêques intitulée « Notre foi en Jésus-Christ ».

Ce n’est pas tout. Alphonse Ngindu Mushete n’est pas seulement enseignant et pasteur, il est aussi et surtout un inlassable chercheur. En témoignent la diversité de ses travaux menés avec rigueur,  la gamme prodigieusement variée de ses publications sur des thèmes aussi variés comme  ceux de l’incontournable question de l’unité de la foi et du pluralisme théologique, du dialogue Foi-culture, des questions épistémologiques et méthodologiques en théologie, de la problématique des Religions Traditionnelles africaines, de la réception du concile Vatican II, etc.

L’Abbé Ngindu fut aussi un entraîneur qui savait mobiliser des énergies pour une œuvre collective. Avec le soutien du Cardinal Malula et d’autres théologiens de Kinshasa, il fut un des initiateurs de la création en 1979 au sein de l’Aota, Association œcuménique des Théologiens africains, du Bulletin de Théologie africaine, dont il fut nommé directeur. Ce Bulletin publia d’excellents articles. Signalons pour la petite histoire, deux années plus tôt, l’Abbé Ngindu avait été de ceux qui avaient plaidé pour que le titre de la revue que la Faculté de Théologie Catholique de Kinshasa voulait créer soit « Revue de théologie africaine ». Il avait refusé d’être le secrétaire de la revue quand la décision fut prise de l’appeler Revue africaine de théologie et non revue de théologie africaine. Par ailleurs, Le Professeur Alphonse Ngindu fut membres de plusieurs autres Communautés et Associations scientifiques. Il fut membre du comité Directeur de la Revue Concilium. Il a accompagné la nouvelle génération des théologiens africains, où se retrouvent ses nombreux disciples, dans la création de l’actuelle Association des Théologiens Africains (ATA).

L’arrêt en 1989 des mémoires et travaux de fin de cycle dirigés par l’Abbé Ngindu est douloureux. Le dimanche 19 février de cette année, le Cardinal Malula avait eu une faiblesse pendant la messe qu’il célébrait à la cathédrale pour les Mamans catholiques. Il n’en assista pas moins l’après-midi à une autre messe pour l’ouverture d’une semaine d’études sur la vie monastique, à laquelle il présenta lui-même une communication le lendemain. Une nouvelle faiblesse la nuit du mardi au mercredi montra qu’il était menacé de thrombose et le fit transporter d’urgence en Belgique le 22 février au soir. L’Abbé Ngindu, qui était très proche de lui, jugea qu’il devait l’accompagner et séjourna à ses côtés en Belgique jusqu’à sa mort le 14 juin 1989. Ses cours et ses engagements à la Faculté de Théologie furent ainsi suspendus et il ne les reprit pas en octobre 1989. Mgr Nkongolo le rappela à Mbuji-Mayi et en fit son économe diocésain, jusqu’à se retraite en 1992 et Mgr Tharcisse Tshibangu le nomma curé de la paroisse Sainte Marie de Mbuji-Mayi.

Après de longues années passées au service de peuple de Dieu qui est à Mbuji-Mayi, il retourna à Kinshasa où de 2008-2012 il a assuré quelques cours à la Faculté de Théologie de l’Université Saint Augustin, et à partir de 2012 les cours de Théologie Africaine au Théologat Saint Eugène de Mazenod des Pères Oblats de Marie à Kintambo. Après la célébration de ses 80 ans, il se sentait de plus en plus fatigué. C’est ce dimanche 14 juillet 2019, du Professeur Abbé Alphonse Ngindu Mushete ferma ses yeux à la lumière de ce monde pour les ouvrir à la lumière de la vie éternelle.

2. Les articulations majeures de la pensée d’Alphonse Ngindu Mushete

C’est à l’étude de la question centrale de l’articulation de l’unité et de la pluralité en théologie chrétienne et de ses implications pour la mission de l’Eglise que le Professeur Alphonse NGINDU Mushete a consacré l’essentiel de sa réflexion théologique. Il était encore étudiant quand il fit l’exposé « Unité et pluralité de la théologie » qui fit impression au point que Mgr Gillon le fit envoyer à la Revue du Clergé africain, où il fut publié en 1967[1]. C’était une reprise et un appel au dépassement du débat du 29 janvier 1960 qui avait opposé le doyen Vanneste à son étudiant Tharcisse Tshibangu au Cercle des étudiants en théologie de l’Université Lovanium, sur la possibilité d’une théologie africaine[2]. .Cet excellent article le fera remarquer dans le cercle des théologiens de Lovanium. Dans cet article, il écrivait notamment : « si le problème de pluralisme de la théologie constitue un problème général, un des centres des préoccupations actuelles, il se pose avec une acuité particulière aux penseurs des jeunes églises, celles qui reçoivent le message divin à travers une tradition théologique séculaire, celle de l’histoire occidentale ».[1]

C’est sur base de cette question du pluralisme épistémologique qu’il entreprendra une recherche doctorale sur le problème de la connaissance religieuse d’après Lucien Laberthonnière[2] afin de mieux distinguer la visée profonde du message révélé, de ses formulations conceptuelles qui sont tributaires des contingences historiques et culturelles, soit l’appel à ne pas confondre la fides quae creditur et la fides qua creditur.  Il s’agissait pour lui de mettre en lumière l’originalité et la spécificité du Christianisme considéré comme religion historique et révélée.

Il convient de le souligner. L’intérêt majeur de la recherche du théologien Ngindu Mushete nous semble se situer dans l’invitation faite à la théologie d’être consciente et critique des instruments qui entrent dans son élaboration tant dans le travail de conceptualisation que dans celui de l’expression, particulièrement les systèmes philosophiques qui l’informent et lui servent de matrice[3].

Ces questions de pluralisme épistémologique l’amèneront à prendre sa part au « grand combat pour un christianisme africain ». Il avouera lui-même que les problèmes de pluralisme épistémologique agités par les modernistes et leurs propositions méthodologiques, lui serviront de modèle pour l’élaboration d’une théologie africaine critique. La crise moderniste, en effet, apparaissait à ses yeux comme la nécessité ressentie par le christianisme contemporain de se justifier, de réfléchir sur sa nature réelle et profonde, sur ce qu’il implique au point de vue théologique et métaphysique, de repousser les compromis et les concordismes qui consistent à confondre le christianisme avec les courants de pensée qui ont parfois .servi à l’exprimer. En étudiant ainsi cette crise  à travers l’un de ses témoins privilégiés, le théologien congolais s’est mis dans la meilleure position pour apporter à l’élaboration de la  théologie  africaine une contribution capitale et remarquable. Ses nombreuses publications sur les questions épistémologiques en théologie africaine et sur le dialogue foi et culture en Afrique, font de lui, l’un des premiers théologiens africains à plaider pour une théologie africaine assumant les modes de pensée et les valeurs des  sociétés africaines.

Dans son ouvrage, Les thèmes majeurs de la théologie africaine, il va souligner trois caractéristiques de la théologie africaine à savoir : 1° Une théologie de la culture, 2° Une théologie ouverte aux problèmes du monde, 3° Une théologie œcuménique. Les deux derniers ouvrages  qu’il va publier vont porter justement sur le Concile vatican II : 5à ans après, questions venues d’Afrique et sur Foi et culture.

3. Heritage du Professeur Alphonse Ngindu Mushete

Alphonse Ngindu Mushete est une figure essentielle de la théologie africaine et mondiale. Il laisse un patrimoine important aussi bien sur le plan des méthodes que des perspectives à nombre de chercheurs et d’enseignants. Je suis plein d’espérance pour la richesse de ce qu’il a semé dans les cœurs et les intelligences, et qui continuera de fructifier.

Ngindu nous lègue cette passion dans la recherche théologique qui ne se fait pas sur des succédanés mais sur les sources originales. Il a initié une méthode et nous lui sommes reconnaissants pour  tout ce qu’il a fait pour ouvrir des pistes de recherche pour la théologie. Le Professeur Ngindu nous invite  à concevoir la théologie, non pas comme une science figée en ses méthodes, mais comme une double herméneutique : une herméneutique de la Parole de Dieu et une herméneutique de l’existence humaine. Une herméneutique attentive au monde et toujours ouverte à l’universalité des savoirs, une science en perpétuelle invention, même au niveau de ses méthodes. Il nous a ainsi ouvert des voies pour articuler une « théologie africaine critique » à une théologie missionnaire ou à toute réflexion sur Dieu venue d’ailleurs, ou simplement pour les distinguer. Il a ouvert des pistes pour dépasser la théologie du « salut des âmes » et proposer un discours sur Dieu, pour l’Homme d’aujourd’hui et pour tout l’Homme. Dépasser toute théologie de la « plantation des Églises » et même celle de l’adaptation ou celle des pierres d’attente, c’est déjà proposer une « théologie de l’invention », de l’innovation, une théologie qui prend en compte les attentes des Africains et leur quête de salut.

Comment parler du Dieu de Jésus-Christ en Afrique aujourd’hui? Comment parler du salut en Jésus-Christ en Afrique, de la libération proposée par le christianisme? Quels sont les défis lancés aux théologiens et aux chrétiens en Afrique aujourd’hui? Comment accueillir l’Évangile aujourd’hui, avec joie et détermination, afin qu’avec la grâce de Dieu, l’amour et la fraternité, la justice et la paix que l’Évangile propose deviennent des réalités accessibles, tant soit peu, pour toutes les personnes qui se réclament de Jésus-Christ, lui qui a révélé le Dieu-Amour et miséricordieux, le Dieu plein de tendresse et de paix. Telles sont les principales questions que le Professeur Ngindu Mushete semble nous inviter à nous poser aujourd’hui, alors qu’il n’est plus visible à nos yeux de chair.

En terminant cette présentation, je souligne que cet éminent théologien était également profondément un quêteur de Dieu, un spirituel, lui qui nous disait que la théologie se fait à genoux et invitait à l’humilité, à la fraternité, à l’empathie. Nous garderons longtemps frais dans notre mémoire et chaud dans notre cœur aussi bien le souvenir de ce Maître qui a voué toute sa vie à l’émergence et à la promotion de la théologie africaine critique; que l’exemple de ses qualités humaines et spirituelles.

C’est en voyant cet exemple d’engagement généreux, rigoureux et vigoureux pour la théologie que nous découvrons l’importance incontournable du rôle des théologiens en Afrique aujourd’hui. Je veux aussi articuler ce rôle avec la pratique des valeurs évangéliques qui est demandée à chaque chrétien. L’héritage qu’il nous laisse nous donne le courage de poursuivre la recherche, de grandir dans la connaissance du Dieu trois fois saint, le Dieu qui est venu nous libérer et qui nous envoie proclamer l’Amour, en vivre en vérité, en l’articulant  à la miséricorde et à la bienveillance, à la justice et à l’espérance. Cette espérance poétique qui ne nous dédouane pas de nos responsabilités, qui nous apprend que l’avenir a un visage et un visage désirable. Il nous appartient dès lors de faire en sorte que ce visage soit reluisant, rayonnant, resplendissant scintillant, pétillant et flamboyant pour la gloire de Dieu et le salut des hommes.

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