CONGRES EUCHARISTIQUE EUCHARISTIE SACREMENT DE FRATERNITE ET GAGE DE TEMOIGNAGE CHRETIEN POUR UN MONDE NOUVEAU

Introduction

L’Eucharistie est le mystère de la foi par excellence : elle est le résumé et la somme de notre foi[1]. En effet, la foi de l’Eglise est essentiellement une foi eucharistique et elle se nourrit de manière particulière à la table de l’Eucharistie. C’est pourquoi immédiatement après les paroles de la consécration à la messe, le prêtre prononce cette belle expression : il est grand le mystère de la foi. Oui, le prêtre proclame le mystère qui est célébré et il manifeste son émerveillement devant la conversion substantielle du pain et du vin en corps et sang du Seigneur Jésus, réalité qui dépasse toute compréhension humaine. Le sacrement de l’Eucharistie est donc au cœur de la foi chrétienne, il est aussi au cœur de la vie ecclésiale. On peut donc dire : l’Eucharistie fait l’Eglise, tout comme l’Eglise célèbre l’Eucharistie. « Grâce à l’Eucharistie, l’Eglise renaît sans cesse de nouveau. Plus vive est la foi eucharistique dans le peuple de Dieu, plus profonde est sa participation à la vie ecclésiale par l’adhésion convaincue  et convaincante à la mission que le Christ a confié à ses disciples »[2].

Dans le cadre de ce Congrès eucharistique, je voudrai revisiter ce mystère qui est au cœur de la vie de l’Eglise, dans certains aspects de ses déploiements qui me paraissent comme une mission capitale et centrale pour l’Eglise Famille de Dieu qui est en RD Congo aujourd’hui : Eucharistie et fraternité, Eucharistie et témoignage chrétien pour un monde nouveau.

  1. Eucharistie et Fraternité

Dans sa Lettre encyclique Fratelli Tutti, le Pape François lance un vigoureux  plaidoyer  pour une fraternité ouverte qui permet de reconnaître, de valoriser et d’aimer chaque personne indépendamment de la proximité physique, peu importe où elle est née ou habite. Il s’agit d’’une fraternité qui s’enracine dans  un amour qui surmonte les barrières de la géographie et de l’espace[1].

Le pape François oppose cette culture de la fraternité au visage d’un monde aujourd’hui divisé par suite d’un égoïsme et d’un individualisme sans limite et qui entraînent des conflits et des guerres.  Des conflits anachroniques considérés comme dépassés s’enflamment, des nationalismes étriqués, exacerbés, pleins de ressentiments et agressifs réapparaissent. Dans plus d’un pays, une idée d’unité du peuple et de la nation, imprégnée de diverses idéologies, crée de nouvelles formes d’égoïsme et de perte du sens social sous le prétexte d’une prétendue défense des intérêts nationaux. Ceci nous rappelle que « chaque génération doit faire siens les luttes et les acquis des générations passées et les conduire à des sommets plus hauts encore. C’est là le chemin. Le bien, comme l’amour également, la justice et la solidarité ne s’obtiennent pas une fois pour toutes ; il faut les conquérir chaque jour et surtout ne pas ignorer que beaucoup de nos frères subissent des situations d’injustice qui nous interpellent tous »[2].

Tout cela contribue à répandre un sentiment général de frustration, de solitude et de désespoir. (…) Naissent des foyers de tension et s’accumulent des armes et des munitions, dans une situation mondiale dominée par l’incertitude, par la déception et par la peur de l’avenir et contrôlée par des intérêts économiques aveugles ». À l’égard de ces crises qui laissent mourir de faim des millions d’enfants, déjà réduits à des squelettes humains – en raison de la pauvreté et de la faim –, règne un silence international inacceptable »[3]. Les conflits locaux et le désintérêt pour le bien commun sont instrumentalisés par l’économie mondiale pour imposer un modèle culturel unique. Cette culture fédère le monde mais divise les personnes et les nations, car « la société toujours plus mondialisée nous rapproche, mais elle ne nous rend pas frères ». Plus que jamais nous nous trouvons seuls dans ce monde de masse qui fait prévaloir les intérêts individuels et affaiblit la dimension communautaire de l’existence[4]. Nous voyons comment règne une indifférence commode, froide et globalisée, née d’une profonde déception qui se cache derrière le leurre d’une illusion : croire que nous pouvons être tout-puissants et oublier que nous sommes tous dans le même bateau. Cette désillusion qui fait tourner le dos aux grandes valeurs fraternelles conduit « à une sorte de cynisme. Telle est la tentation qui nous attend, si nous prenons cette route de désillusion ou de déception. (…) L’isolement et le repli sur soi ou sur ses propres intérêts ne sont jamais la voie à suivre pour redonner l’espérance et opérer un renouvellement, mais c’est la proximité, c’est la culture de la rencontre. Isolement non, proximité oui. Culture de l’affrontement non, culture de la rencontre, oui »[1]. Culture d’exclusion, non, culture de la fraternité, oui.

Pour nous, l’exemple le plus fort de cette culture de la rencontre, culture de la fraternité,  nous est offert dans le mystère de l’Eucharistie, mystère de donation totale du Christ  par amour pour ses frères. Aussi, nous osons affirmer que l’Eucharistie est le sacrement fondamental de la fraternité.

En effet, L’Eucharistie qui est le moment de la plus grande intimité avec le Seigneur puisque nous devenons son corps est aussi celui de la plus grande communion avec les autres. Participer à l’Eucharistie, c’est vivre la réalité de la parole, du pain et du vin, comme lieu de rencontre entre Dieu et l’homme, et des hommes entre eux[2]. Le lien entre Eucharistie et fraternité est dès l’origine reconnu par tous. Il s’origine dans l’humus biblique[3].

Saint Paul  dans un contexte eucharistique, écrit aux fidèles de Corinthe pour les rappeler à l’unité fraternelle. En effet, dans la première épître aux Corinthiens, il existe deux passages qui font allusion à la pratique eucharistique du temps des apôtres. Dans le premier passage, saint Paul attire l’attention des chrétiens sur la participation aux repas offerts aux idoles (cf. 1Co 10,16-17), tandis que dans le second, il met en garde contre les abus qui s’infiltrent dans l’assemblée liturgique de Corinthe (cf. 1Co 11,17-34). Ces deux passages indiquent que les chrétiens de Corinthe avaient l’habitude de se réunir pour manger la Cène du Seigneur. Cependant, dans le second passage, saint Paul fait remarquer qu’au cours de ce repas communautaire commencent à s’infiltrer peu à peu certains abus défavorables à la fraternité au point que certains membres se sentent exclus.

Ce comportement, contraire à l’esprit du repas eucharistique, jette un discrédit sur l’Église de Corinthe, et c’est à cause de cela que saint Paul lui écrit pour rappeler le sens du repas eucharistique selon la tradition reçue des apôtres. Communier au corps du Seigneur implique que l’on forme un seul Corps : « Puisqu’il y a un seul pain, nous qui sommes plusieurs nous formons un seul corps ; car nous participons tous à un même pain » (1Co 10,17)[4]. De ce qui précède, saint Paul insiste sur la communion fraternelle entre les fidèles de Corinthe partant de l’unicité du pain eucharistique auquel ils communient.

Saint Augustin, en commentant les paroles de Paul : « Vous êtes le corps du Christ et vous êtes les membres de ce corps » (1Co 12, 27), rappelle que notre Seigneur Jésus a consacré sur la table le mystère de notre paix et de notre unité. Donc, « recevoir ce mystère d’unité sans tenir au lien de la paix, ce n’est pas recevoir un mystère qui profite, c’est recevoir un sacrement qui condamne »[5]. En plus, pour insister sur la communion ecclésiale que doit caractériser ceux qui communient au Corps du Christ, il dit : « Mais si vous êtes le corps et les membres du Christ, n’est-ce pas votre emblème qui est placé sur la table sacrée, votre emblème que vous recevez, à votre emblème que vous répondez Amen, réponse qui témoigne de votre adhésion ? On te dit : Voici le corps du Christ. Amen, réponds-tu. Pour rendre vraie ta réponse, sois membre de ce corps »[6].

Selon J.M. Tillard, la dernière cène célébrée autour de Jésus par le groupe apostolique fut un repas de fraternité.  Le rite de la fraction du pain qui l’ouvrait  signifiait qu’autour de la table se scellait une communauté. Le partage de la coupe impliquait qu’on y était conscient de la communion profonde à une même destinée[7]. Pour toute la tradition chrétienne, l’Eucharistie est mystère de communion, jusque dans les éléments où elle se célèbre. Elle est communion instauratrice de communion, source de fraternité.

Saint Augustin ajoute qu’à l’Eucharistie il n’y a  pas deux corps du Christ, le corps « personnel » et le corps ecclésial. Il y a sacramentelle coïncidence et union des deux corps où le premier enserre le second qu’il irrigue de sa propre vie par le don de l’Esprit, où le second se laisse saisir par le premier pour devenir en lui sacrifice vivant à la gloire du Père.

Une telle perspective nous conduit à voir sous un nouvel éclairage le vrai sens de l’Eglise et nous permet de mettre en œuvre une nouvelle manière d’être Eglise. L’Eglise n’est pas la somme des baptisés mais leur « vie commune », c’est-à-dire leur communion dans l’indivisible Esprit du Christ. L’Eucharistie en est le sacramentum. Le festin du Seigneur, c’est l’unité du Corps du Christ, dans le sacrement de l’autel mais aussi dans le lien de la paix. A la prière eucharistique, la deuxième épiclèse souligne : « Quand nous serons nourris de son Corps et de son Sang et remplis de l’Esprit Saint accorde-nous d’être un seul corps et un seul esprit dans le Christ » (prière eucharistique III). Et aussi : « Humblement, nous te demandons qu’en ayant part au Corps et au Sang du Christ nous soyons rassemblés par l’Esprit Saint en un seul corps, une seule famille ».

On le voit. L’eucharistie fonde ainsi le vrai sens de l’Eglise-Famille, Eglise-Fraternité, comme une Eglise de ceux qui, animés par un seul Esprit, deviennent des frères et sœurs membres d’une famille. L’Eglise de ceux qui partagent le même pain et boivent à la même coupe[8]. L’Eglise de ceux et celles qui se reconnaissent frères et sœurs et vivent la fraternité au-delà de tous les ghettos. Les pasteurs sont appelés à veiller sur cette mission de constituer des communautés paroissiales qui soient des véritables familles au-delà des ethnies et des tribus, des familles  où l’on célèbre la fraternité.

Tel est l’enjeu de la spiritualité et de la pastorale eucharistique.  Alors que les sociétés humaines choisissent leurs convives de table sur la base de fraternité de chair, de sang et de rang, l’Eucharistie sur la base de valeurs sans barrière et sans frontières fait de nous tous des frères de pain (compagnon), de sang et de rang, au-delà de toutes nos attentes[9]. L’essentiel est qu’autour de la table eucharistique, tout spécialement au moment où elle se nourrit du corps et du sang du Christ, la communauté de tous les fidèles qui « habitent ce lieu, riches et pauvres, blancs et noirs, hommes et femmes, enfants et vieillards, « chrétiens à la sainteté facile » et chrétiens sans cesse labourés par le poids du mal, congolais de père et de mère ou congolais de père seulement ou de mère seulement, se trouve enserrée dans le mystère de la réconciliation pascale. Ils ne forment pas simplement une société soudée par quelque affinité naturelle, un groupe lié par un événement historique », mais – ce qui change du tout au tout – une communauté de l’humanité réconciliée avec Dieu et avec elle-même, où l’Evangile de Dieu s’actualise[10] ».

La communion eucharistique est donc une invitation à un vivre-ensemble harmonieux[11]. Elle ne peut d’ailleurs qu’être un appel à l’unité, car « ce qui caractérise et définit la communion à travers toutes les formes, c’est que  ceux qui y participent s’unissent en se rattachant à un seul principe sacré » [12]. Elle appelle à une communion plus grande des cœurs et des esprits. Elle constitue un défi contre les identités meurtrières et la menace de la scission et du particularisme, c’est-à-dire, « de l’enfermement de chacun dans sa sphère particulière au détriment de la communication »[13]. L’Eucharistie s’oppose ainsi à toute société, à toute politique, à toute culture, à tout culte religieux qui favorise l’intégrisme, le fondamentalisme, l’exclusivisme, ou le ségrégationnisme, le ghettoîsme . Elle célèbre l’autre, l’accueil de la différence et le respect de l’humain au nom du Christ, « sacrement de la rencontre de Dieu », et « manifestation de l’amour divin pour les hommes et de l’amour humain envers Dieu »[14]. Dans la perspective eucharistique l’autre, peu importe là où il est né ou habite, n’est pas un ennemi, un concurrent, un marchepied, mais il  est le sacrement de la présence du Christ. Il est mon frère, il est ma sœur.

Il est donc clair,  le repas eucharistique exclut ainsi les tensions, les conflits, la violence, l’égocentrisme, l’égophantisme, la terreur, l’arbitraire et toute forme d’impérialisme ou de totalitarisme. Le seul paradigme sur lequel il se  fonde, est la loi de l’amour et du service, fondée sur la mutualité (cf Jn, 13, 14-15. 34). Il favorise ainsi le pardon, la réconciliation, le dialogue, la paix, l’harmonie, et l’unité et la fraternité. De l’union au Corps du Christ, principe d’unité, suit l’union des fidèles entre eux. L’Eucharistie est donc ainsi le sacrement de l’unité dans la pluralité, de l’union avec les autres, de la fraternité. C’est cette unité fondée sur le partage eucharistique qui caractérisait la  première communauté chrétienne, les encourageait à mettre tout en commun et à partager selon les besoins de chacun (cf Ac 2, 44-46). C’est à cette unité que Paul invitait les Corinthiens, et nous invite encore aujourd’hui : « Parce qu’il y a qu’un pain, à plusieurs nous ne sommes qu’un corps ; car tous nous participons à ce pain unique » (1 CO, 10,17).

En somme, la célébration eucharistique est un acte essentiellement communautaire, ayant pour finalité la constitution de la fraternité de toute la famille humaine. Et c’est ce qui fait dire à F.-X. Durrwell qu’étant donné que dans la célébration eucharistique tout est communion fraternelle, la charité fraternelle devient la loi souveraine : « À ceci tous vous reconnaîtront pour mes disciples : à cet amour que vous aurez les uns pour les autres »[15]. Ainsi donc, Jésus, par son service de table, fonde la fraternité eucharistique et associe, en même temps, ses disciples et toute l’Église à sa mission.

Il faut le souligner. La pratique eucharistique génère donc un espace non « spatialisé », qui renverse les barrières élevées par le capitalisme planétaire. La mondialisation, implique une notion de l’espace qui, en juxtaposant les habitants du monde entier dans un même espace-temps, lance les nations dans une compétition sans merci, en même temps qu’elle nourrit l’illusion d’une contemporanéité de tous les peuples ensemble. Dans ce simulacre de communion, nous sommes tous pareils, mais seulement d’une manière différente. Dans l’espace eucharistique, au contraire, nous sommes juxtaposés, mais rendus participants les uns des autres dans une mutuelle communion au corps du Christ dont nous sommes tous des membres. Ainsi Paul peut écrire : « si un membre souffre, tous les membres partagent sa souffrance ; si un membre est glorifié, tous les membres partagent sa joie» (1 Co 12, 26)[16] .

C’est ici,  dans cet espace  eucharistique qui abolit radicalement les barrières économiques et politiques, que nous pouvons situer le fondement de cette fraternité ouverte à laquelle le Pape François nous invite : l’ « autre », concurrent potentiel ou source de profits dans le monde de la compétition, retrouve son visage humain. Car cet autre, nous apprend saint Paul, même le plus faible et le plus démuni, y est honoré non parce qu’il est « simplement différent », mais parce qu’il est entièrement autre – parce qu’il est le Christ lui-même (Col 1, 24).

Voilà pourquoi sur base de cette spiritualité eucharistique nous affirmons que la communion effective des chrétiens dans l’Eucharistie interdit que certains fidèles continuent à se nourrir de la faim des autres, à exploiter les autres. Ils doivent retirer leurs mains… Et que dire de nos célébrations eucharistiques, qui ont souvent échangé les exigences de la charité fraternelle pour un vague sentimentalisme humanitaire ? La logique de la mondialisation, sa conception de l’espace, du récit, de la solidarité, a pénétré la vie liturgique de l’Eglise. A quoi y communie-t-on, en effet : au Corps du Christ ou à une certaine idée de l’homme, de l’humanité, du monde ?

Certes je ne peux occulter le fait que la communauté eucharistique demeure une communauté guérie mais encore marquée de ses blessures. La communauté ecclésiale ne s’identifie pas, en son étape pérégrinante, à une totale harmonie. L’Eucharistie ne vient pas masquer nos différences. Mais nous ne pouvons pas sur base de notre manque d’harmonie  différer  la célébration commune en attendant que nous devenions assez unis pour pouvoir communier en vérité. Cette logique n’est pas celle du jeudi saint. Ce qui s’est passé, ce soir-là, ne scellait pas une unité déjà acquise. Tout indiquait combien elle était fragile. Mais c’était un acte de foi en l’avenir, donc un geste d’espérance. L’unité dont il était forcément question se trouvait au bout de l’espérance, comme une forme mystérieuse de foi en l’avenir. C’est la construction de cette humanité unie debout, réconciliée, vivante et vivifiante, dynamique et dynamisante, riche de fraternité et enrichissante qui devient une tâche et une mission incontournable du témoignage que l’on attend de la communauté eucharistique.

  1. Eucharistie et témoignage

La mission première et fondamentale  qui nous vient des saints Mystères que nous célébrons est de rendre témoignage par notre vie. Pour le pape François, « Tout chemin authentique de foi, de communion et de témoignage jaillit du sacrement de l’Eucharistie[17] ».  Le pape François  nous invite ainsi  à  redécouvrir la beauté qui se cache dans la célébration eucharistique et qui, une fois dévoilée, donne tout son sens à la vie de chaque personne, de chaque communauté chrétienne et de l’Eglise entière.

Dans la messe l’émerveillement pour le don que Dieu nous a fait dans le Christ imprime à notre existence un dynamisme nouveau qui nous engage à être témoin de son amour[18].  Nous devenons témoins, enseigne le Pape Benoît XVI, lorsque, par nos actions, nos parles et nos comportements, un Autre transparaît et se communique. On peut dire que le témoignage est le moyen par lequel la vérité de l’amour de Dieu rejoint l’homme dans l’histoire, l’invitant à accueillir librement cette nouveauté radicale[19].

Le témoignage chrétien à la suite du Christ exige notre donation pour un monde nouveau. Le  Christ lui-même le déclare : « le pain que je donnerai, c’est ma chair, donnée pour que le monde ait la vie » (Jn 6, 51). Par ces paroles, le Seigneur révèle la véritable signification du don de sa propre vie pour tous les hommes, nous montrant aussi la profonde compassion qu’Il a pour toute personne (cf. Mt 20, 34 ; Mc 6, 34 ; Lc 19, 41). A travers un sentiment profondément humain, il exprime l’intention salvifique de Dieu pour tout homme, afin qu’il atteigne la vraie vie. Aussi, nous pouvons affirmer à la suite du Pape Benoît que « toute célébration eucharistique actualise sacramentellement le don que Jésus a fait de sa vie sur la croix pour nous et pour le monde entier. En même temps, dans  l’Eucharistie, Jésus fait de nous des témoins de la compassion de Dieu pour chacun de nos frères et sœurs[20] ».

Par conséquent, nos communautés, quand elles célèbrent l’Eucharistie, doivent prendre toujours plus conscience que le sacrifice du Christ est pour tous, et que l’Eucharistie presse alors toute personne qui croit en Lui à se faire « pain rompu » pour les autres et donc à s’engager pour un monde plus juste et plus fraternel. De cette conscience naît également la volonté de transformer aussi  les structures injustes pour restaurer le respect de la dignité de l’homme, créé à l’image et à la ressemblance de Dieu[21].  Le Pape Benoît XVI, il est vrai, rappelle que ce n’est pas le rôle propre  de l’Eglise de prendre en charge le combat politique pour réaliser la société la plus juste possible ; toutefois poursuit-il, l’Eglise ne peut et ne doit pas non plus rester à l’écart de la lutte pour la justice. L’Eglise doit « s’insérer en elle par la voie de l’argumentation rationnelle et elle doit réveiller les forces spirituelles, sans lesquelles la justice, qui requiert toujours aussi des renoncements, ne peut s’affirmer ni se développer[22] ». L’Eucharistie comme nourriture de la vérité nous pousse ainsi  à dénoncer les situations indignes de l’homme, dans lesquelles on meurt par manque de nourriture en raison de l’injustice et de l’exploitation. On ne peut donc pas se taire devant des situations tragiques de nos pays où, après tant d’années de mégestion, d’incurie, de rapacité, de vautourisme et de vampirisme où certains gestionnaires tel des sangsues, se sont rués sur les biens du pays pour s’en servir à des fins égoïstes laissant le peuple affamé, , anémique et kwashiorkoré,   à demi-mort comme l’infortuné de Jéricho. L’Eucharistie nous donne aussi  des forces et un courage renouvelés pour travailler sans répit à l’édification de la civilisation de l’amour.

Aussi le sacrifice du Christ est mystère de libération qui nous interpelle et qui nous provoque continuellement à nous engager pour la transformation du monde. Insistons sur ce point.

Pour J.B. Metz, la relation à Dieu ne saurait être le fait d’un individu isolé : il est  toujours un être politique. Il invite à la déprivatisation de la foi. Cette catégorie jette un démenti   à tout mouvement qui tente d’établir une césure entre l’existence religieuse et l’existence sociale. Il ne s’agit pas d’instrumentaliser la foi en la mettant au service d’une cause politique. Il ne s’agit nullement de politiser l’évangile mais d’évangéliser la politique: « Le salut, auquel se rapporte en espérance la foi chrétienne, n’est pas un salut d’ordre privé. La proclamation de ce salut amena Jésus à un conflit sanglant avec les pouvoirs publics de son temps. Sa croix  ne se dresse pas dans la région la plus retirée du domaine individuel et personnel, ni dans le Saint des Saints d’un sanctuaire purement religieux : elle est par-delà le seuil d’un secteur privé jalousement gardé ou d’une pure vie religieuse bien privée : elle se trouve dehors, comme le dit l’Epître aux Hébreux[23] ».

Dans l’Eucharistie, il est fait mémoire de la mort du Christ : Chaque fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette  coupe, vous annoncez la mort du Seigneur, jusqu’à ce qu’il vienne » (1 Co 11, 26). Dans le faire mémoire qu’actualise l’Eucharistie, il est aussi fait mémoire de tous les oubliés de l’histoire, de ceux qui souffrent dans le monde, de ceux qui sont écrasés par les puissants, de ceux qui sont victimes des injustices et de l’insouciance de tous les prédateurs et les matamores de cemonde, de ceux qui ont vieilli prématurément à cause des conditions de vie inhumaines, de tous les visages défigurés par la faim, la violence aveugle et qui parfois en meurent. La célébration de l’Eucharistie illustre ainsi qu’il n’y a pas de contradiction entre la foi, synonyme d’adhésion à la personne Jésus-Christ et la praxis chrétienne au cœur de l’histoire.

On le voit, dans l’Eucharistie,  la présence réelle du Christ rend les chrétiens contemporains de Celui qui les envoie en mission de transformation du monde. Comment expliquer que cette dynamique transformatrice du monde née de la foi au Christ, ait du mal à convaincre dans nos sociétés à majorité chrétienne[24] ? Comment expliquer que des chrétiens devenus gestionnaires de la chose publique puissent exploiter  leurs frères, les écrase, les piétinent  et rester sourds à leurs cris alors qu’ils partagent ensemble le corps du Christ ?

Dans le cadre de ce Congrès eucharistique, il importe de le rappeler. L’Eucharistie est une célébration de la libération totale de l’homme et de la transformation du monde. Elle engage une praxis qui n’est pas une lutte de classe, mais un amour capable de briser les chaînes de l’oppression et de la discrimination humaine. Dans l’Eucharistie, l’Église célèbre l’évènement salvifique de Dieu en y rappelant ce qu’il a fait hier pour les hommes, ce qu’il leur promet pour demain et ce qu’il attend d’eux aujourd’hui. Ainsi, l’Eucharistie se présente comme un évènement libérateur, ouvrant l’avenir et par-là déterminant le présent. L’Eucharistie est une force libératrice de l’homme et après l’avoir célébrée dans l’Eglise, les chrétiens sont envoyés à la célébrer dans leurs engagements sociaux et politiques[25].

La célébration eucharistique se termine par l’envoi en mission pour travailler avec le Christ à la promotion de tout homme et de tout l’homme. Dès lors, le allez dans la paix du Christ peut signifier : allez briser les chaînes de l’oppression, de la haine, de l’exploitation, des prédateurs nationaux et internationaux, ceux qui ne veulent pas retirer leurs mains du Congo ; allez annoncer la Bonne Nouvelle de la libération de l’homme, allez travailler à mettre l’homme debout, à donner un visage  scintillant, flamboyant, pimpant et reluisant à votre société.

Cet envoi à la fin de la messe n’est donc pas seulement une indication que la messe est finie et que nous pouvons repartir chez nous. Il nous  invite à prendre au sérieux la présence de Celui qui est au cœur de l’Eucharistie, à savoir le Christ mort et ressuscité pour le monde entier. Il nous ordonne d’aller annoncer la paix, c’est-à-dire le salut qui vient d’être célébré et que nous avons reçu. Au cœur de l’Eglise, il y a l’Eucharistie. Au cœur de l’Eucharistie, il y a le Christ envoyé du Père qui édifie son Eglise et l’envoie dans le monde proposer la paix – shaloom qui est le Christ lui-même. Il est temps de conclure.

Conclusion

Le message au cœur de la célébration eucharistique est l’affirmation selon laquelle  les chrétiens sont tous frères et sœurs. Ils doivent en vivre les exigences. Cette célébration eucharistique se traduit par une fraternité concrète, une empathie réelle. Comme l’affirme saint Jacques,  la foi est agissante ou elle n’est pas (cf. Jc 2, 26)[26]. Le message de Jacques résonne fort profondément dans une Afrique où la fraternité est une vertu cardinale. Jacob Agossou en fait le socle de sa théologie[27]. Pourtant, comme le relève Alphonse Quenum :

« Plus que les autres continents, l’Afrique apparaît aujourd’hui comme le continent des       paradoxes. Elle aime la solidarité et semble cultiver la division ; elle aime la vie et sème partout la mort ; elle recherche la fraternité, appelle volontiers tout le monde frère et est si facilement fratricide ; elle pratique l’hospitalité et jette malheureusement ses enfants comme des rebuts sur les routes du monde »[28].

Aussi, pour l’exhortation post-synodale Africae Munus, la fraternité africaine doit s’écrire en lettres de témoignage quotidien, et même de sang[29]. Les Pères synodaux appellent à une éthique, une théologie, une pastorale et une spiritualité de l’empathie[30] qui s’enracine dans la vie eucharistique. Ils louent les personnes et les structures humaines, en l’occurrence ecclésiales, qui en vivent. Mais, il nous faut prendre à bras le corps la révolte des jeunes face aux avenirs bouchés ; la violence faite aux femmes, aux personnes âgées et aux enfants ; le désarroi des sans-emploi. Et surtout, comment continuer à rester sourd au cri de populations vouées à des violences récurrentes, avec la complicité de prédateurs nationaux et internationaux ?

La vérité de l’Eucharistie est là où se mêlent les deux affirmations de la lettre johannique : « Il s’est dessaisi pour nous de sa propre vie, nous devons nous aussi nous dessaisir de notre propre vie pour nos frères » (1 Jn 3, 16). En d’autres termes, dans nos célébrations eucharistiques nous sommes unis au Christ pour nous unir  à nos frères, pour former une fraternité ouverte et nous engager à assurer la grandeur de nos sociétés, à transformer notre monde en un monde de justice, de réconciliation et de paix. C’est là la vérité de la célébration eucharistique.

Comme l’affirme le théologien nord-américain William Cavanaugh, pour réussir la vérité d’une telle perspective cela peut nous engager au don de soi jusqu’au martyr. C’est l’exemple notamment du père Rutlio Grande, dont l’homélie, prononcée le 13 février 1977 dans le village d’Apopa, au Salvador, nous permettra de conclure ces réflexions : « Dieu le Seigneur […] nous a donné un monde matériel […]. Un monde matériel pour tous, sans frontières […] « Moi j’ai acheté la moitié du Salvador avec mon argent, donc j’ai le droit » […]. Non ! C’est une négociation de Dieu ! Il n’y a aucun droit qui vaille face aux besoins des majorités ! Donc le monde matériel est pour tous sans frontières. Donc une table commune avec de grandes nappes pour tous comme cette Eucharistie. Chacun avec son tabouret. Et que pour tous soient la table, la nappe et ce qui les accompagne. Ce n’est pas pour rien que le Christ a parlé de son royaume comme d’un repas. Il parlait beaucoup de repas. Et c’est un repas qu’il a célébré la veille de son suprême sacrifice […] et il disait que ce repas était le grand mémorial de la Rédemption. Une table partagée fraternellement, une table autour de laquelle tous ont leur poste et leur place […] C’est l’amour de la fraternité partagée, qui brise et jette à terre toutes les formes de barrières et de préjugés, et qui doit surmonter même la haine. »[31]

Moins d’un mois après avoir prononcé ces paroles, Rutilio Grande était assassiné par un escadron de la mort à la solde du gouvernement salvadorien. Mgr Oscar Romero répliqua immédiatement en décrétant qu’exceptionnellement, une seule et unique messe serait célébrée ce dimanche-là dans l’archidiocèse : la messe de requiem. Ce qui signifiait que tous les fidèles, riches et pauvres, indistinctement, allaient devoir partager le même espace autour de l’Eucharistie. L’élite cria au scandale, mais Mgr Romero tint bon. Il allait renverser les barrières spatiales et sociales non pas abstraitement, en mesurant l’extension de l’Eglise dans le monde, mais de manière sacramentelle, en rassemblant tous les fidèles dans un espace commun autour de l’autel, manifestant ainsi l’université de la catholica en un certain lieu, en un certain temps. Ici-bas, sur la terre, autour du Christ-Roi, présent dans l’Eucharistie[32].

Mgr Oscar Roméro, lui-même sera également assassiné par le meme escadron de la mort pour avoir été le défenseur des droits humains et particulièrement des paysans et des oubliés de son Diocèse. Mais la semence du monde nouveau qu’il a jeté en terre a germé et continuera à germer par la force de celui qui a donné sa vie pour que le monde ait la vie et qu’il ait en abondance.

Que ce congrès eucharistique nous aide à découvrir la grandeur, profondeur et la pesanteur du mystère eucharistique qui en réalité contient tout : le sens de notre existence, son côté douloureux et sa béatitude, et  qui en définitive étant le mémorial de  victoire sur les forces du mal, devient  l’aliment qui nous vivifie, nous tonifie, nous fortifie et  ragaillardit  pour être en ce monde englué, agglutiné par la noirceur de l’incertitude et le poids de la souffrance, les témoins, les bâtisseurs, les tricoteurs  d’un monde nouveau : monde de paix, de justice, de réconciliation et de fraternité.

Léonard SANTEDI KINKUPU

Recteur

Université Catholique du Congo


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